A Kano au nord du Nigeria un ange face au fléau de la drogue
Dans les rues de Kano, le jeune « Sokoto ».
Crédits : Le Monde Afrique
Aboubakar n’a que 35 ans et se décrit comme un « survivant ». Ce colosse souriant parle anglais avec les mêmes manières qu’un de ces rappeurs californiens qu’il écoute à fond dans sa camionnette, à la peine pour avancer dans des venelles défoncées. Ici, c’est Kano, la grande ville du nord du Nigeria, où les affaires se font en cash avec des clients venus de tout le Sahel et où la loi islamique, la charia, s’applique depuis seize ans, avec plus ou moins de souplesse.
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La deuxième cité du Nigeria est son « ghetto », comme disent les rappeurs, son terrain de jeu, d’affaires et de galère qu’il ne quitterait pour rien au monde. Mais il a bien failli y sombrer. Il y a six ans, ce beau gaillard avait l’allure de ces gamins hâves qui errent dans la mégapole. Des miséreux et des gosses de riches malingres aux yeux rougis qui semblent fournir un effort considérable pour retenir leurs délires et leurs pulsions. « J’ai été un junkie dealer, dangereux sous crack, cool sous marijuana, mais j’étais comme un fantôme pour ma famille. Plus personne ne s’occupait de moi. » Il se gare, baisse le son et reprend : « Je pleurais souvent et je continue de pleurer en pensant à mes amis morts ou devenus mendiants. Moi, j’ai réussi à m’en sortir, car je n’en pouvais plus de voir ma mère si triste. »
Jeunesse dorée et ravagée
Aujourd’hui débarrassé de son addiction, Aboubakar est marié et père de deux enfants. Il gère son petit business de textile et se veut un créateur de djellabas branché. Depuis trois ans, il sillonne la ville pour venir en aide aux nombreux consommateurs de drogue qui hantent ce gigantesque carrefour commercial sahélien. Autoproclamé « Versace de Kano », il a créé son association, Yafoda, sans véritables moyens. Il y a bien quelques dons, comme cette camionnette, fournie par des jeunes de la bourgeoisie qu’il a sortis des filets de la drogue.
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Ce qui n’est pas le cas de Jamal et de Bashir. Ils font partie de cette jeunesse dorée mais ravagée. Tous deux sont des « fils de ». Le premier, 32 ans, visage émacié, anglais d’Oxford, diplôme d’administration publique en poche. Son père est un politicien influent de la ville. Le second, 28 ans, beau gosse affable, dents ravagées par les acides, diplômé en chimie. Son père a été ministre du dictateur Sani Abacha (1993-1998), natif de la ville.
Avec leur ami Beny, fils d’un riche industriel indien qui possédait des usines à Kano et un centre commercial à Dubaï, ils ont goûté à la drogue et ont sombré dans la cocaïne. Dans ce pays où 80 % de la population vit avec moins de 2 euros par jour, selon les chiffres de la Banque mondiale, le gramme s’écoule à 12 000 nairas (30 euros). Beny a quitté Kano il y a cinq ans pour aller « étudier ». Il a été retrouvé mort d’une overdose dans une chambre d’hôtel de New York. Ses copains restés à Kano n’ont plus les moyens de sniffer de la coke et enchaînent les pipes de crack alors que résonne l’appel à la prière. « On est privilégiés, diplômés mais sans emploi et marginalisés. Tout le monde se drogue dans cette ville, riches et pauvres, jeunes et vieux, hommes et femmes, soupire Bashir. Kano est étouffante avec le poids de l’islam, de la tradition, on est coupés du monde moderne. Et puis Boko Haram nous angoisse, alors on se défonce et on prend plus de drogue que de bouffe. »
Deux enfants de Kano sniffent de la colle.
Crédits : Le Monde Afrique
Le groupe djihadiste a tenté de semer la terreur dans la ville en faisant exploser des bombes sur les marchés, dans la grande mosquée ou dans une université. La dernière attaque remonte à l’été 2015 lorsqu’une jeune femme a activé sa ceinture d’explosifs devant la mosquée centrale, ne tuant qu’elle-même. Mais un autre fléau, silencieux, menace la ville qui figure en première place des lieux où l’on consomme de la drogue au Nigeria, selon les statistiques officielles. Et ce depuis 2013. Le gouverneur de l’Etat de Kano, Abdullahi Umar Ganduje, est débordé par l’ampleur du phénomène et s’est dit préoccupé par l’augmentation de la consommation par les femmes. Très régulièrement, il ordonne la destruction de tonnes de cocaïne, de marijuana, de métanphétamines et de milliers de cartons d’autres stupéfiants découverts dans des entrepôts d’usines désaffectées. Plus de 14 millions d’euros de drogues brûlés ces quatre dernières années, selon les autorités.
Angles morts de la ville
Dans les locaux de la police islamique, on peut apercevoir des essaims de jeunes arrêtés dans les cimetières, les usines à l’abandon ou dans les angles morts de la ville. Dans un bureau sombre s’entassent des bouteilles de sirop contre la toux, des cartons de colle, de Tramadol, de cachets contre le cancer importés du sud du pays mais aussi du crack, de la cocaïne et de la marijuana. Un échantillon des drogues les plus prisées. « Nous estimons avoir considérablement réduit la prostitution et, désormais, la lutte contre le trafic et la consommation de drogue est notre priorité mais elle est partout dans la ville », explique Abba Sufi, directeur de la « police de Dieu », chargée de faire respecter la charia. Comment expliquer que la consommation de drogue dans l’Etat de Kano, où la loi islamique est en vigueur, est la plus élevée du pays ‘ « Ce n’est pas une cause religieuse mais sociale et puis la drogue vient du sud du pays et de pays non musulmans. La religion peut aider à résoudre ce problème. Toutes les solutions sont dans la charia », n’hésite pas M. Sufi.
A Kano, le jeune « Fela » se prépare un chiffon de colle Rolling Sun à mâcher.
Crédits : Le Monde Afrique
« Fela », 31 ans, connaît bien ces lieux. Au nom de Dieu, les consommateurs de drogue interpellés sont punis de quatre-vingts coups de fouet. Ce petit trafiquant donne rendez-vous dans son quartier de Kawo, l’un des plus pauvres de la ville. Petit homme vif et débrouillard, il n’a pas connu son père, libanais, qui ne l’a jamais reconnu et vit modestement du trafic de drogue. Sa zone de vente est une artère poussiéreuse, bordée de maisons indigentes, traversée de pylones électriques censés fournir de l’énergie au Niger voisin. Parmi ses clients, il y a cette grappe de jeunes défoncés qui errent avec une peluche d’ours sur la tête, des bouteilles de sirop dans la poche ou encore de ce liquide utilisé pour embaumer le corps des défunts, le « suck and die ».
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Avant de se raconter, « Fela » sort de sa chaussette un tube de rustine Rolling Sun. Il étale un peu de la pâte sur un bout de tissu qu’il cale dans sa bouche et respire nerveusement. Dans le même temps, il se roule un joint : « Je me drogue depuis que j’ai 13 ans. Ma petite amie libanaise de l’époque me donnait de l’argent pour que j’achète du sirop contre la toux, de l’herbe, de la coke qui était bonne pour le sexe’ Elle aimait bien mon côté gangster. Mais elle est partie à Londres. Moi, mes parents m’ont rejeté, et je me débrouille. A 17 ans, je me suis mis à dealer et je gagnais 10 000 nairas en quelques minutes. J’allais me fournir en tout ce que tu veux à Lagos. Je n’ai pas arrêté. »
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Le crime organisé nigérian utilise Kano comme plaque tournante sahélienne pour l’héroïne, destinée notamment à l’Arabie saoudite, rappelle le spécialiste Stephen Ellis dans son dernier livre This Present Darkness (Hurst, 2016, non traduit). Faiblesse de l’Etat oblige, l’histoire se répète. Au début des années 1950, la mafia libanaise en avait fait une étape pour acheminer la drogue de Beyrouth à New York. A la tête de ce cartel, un certain Chagoury dont l’un des descendants est aujourd’hui un multimilliardaire libano-nigérian qui a fait fortune dans le bâtiment, les télécoms, l’immobilier, la santé’ « [La saga Chagoury] nous révèle à quel point le commerce d’héroïne a pu être une source de financement pour démarrer d’autres formes d’entreprises », écrivait l’historien Stephen Ellis dans son dernier ouvrage, paru près d’un an après sa mort, en juillet 2015.
« Voleur d’enfant ! »
Bien loin des milliards de Lagos, installé sur les caisses de soda d’une échoppe décharnée de son quartier, « Fela » tire une grande bouffée sur son joint d’herbe pure et reprend : « C’est mieux de prendre de la drogue que de rejoindre Boko Haram. On en est là. Au nord du Nigeria, on ne rêve plus. Regarde autour de toi, ici comme au centre-ville, les gens sont tristes. Alors, si t’es pauvre et drogué, t’es mort. Moi, je veux m’en sortir et être assez fort pour suivre Aboubakar qui est comme un ange des drogués de Kano. »
Aboubakar, 35 ans, ex-drogué devenu « ange gardien » des enfants accros de Kano, a créé une association pour leur venir en aide.
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Avec son association Yafoda, Aboubakar est le seul à venir en aide à ces marginaux. Nul ne prête plus attention à eux, si ce n’est ce repenti, que l’on retrouve dans une travée remplie d’ordures et d’eaux stagnantes où vivent des moustiques, des rats et des enfants des rues. Parmi eux, il y a « Sokoto », 10 ans. Son surnom est celui de sa ville, à 350 km à l’ouest, capitale de l’ancien empire fondé au début du XIXe siècle à la suite du djihad mené par Usman dan Fodio.
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Les yeux vitreux, un chiffon rempli de colle dans la bouche, il semble égaré, avide de quitter cette allée sale où lui et ses copains se nourrissent de rats d’égout qu’ils mangent crus. Avec douceur, Aboubakar lui propose de l’extraire de cet enfer, de contacter ses parents et de lui offrir un billet de bus pour rentrer à Sokoto. Il louvoie, se tourne vers ses amis défoncés, devenus agressifs. Puis Aboubakar l’entraîne, accélère le pas, ignore les cris « enlèvement ! », « voleur d’enfant ! », le prend dans ses bras puis l’installe dans sa camionnette et démarre. Mais, à un feu rouge, Sokoto s’enfuit. L’appel de la rue, de la drogue, a été plus fort.