Pénaliser les clients est-il suffisant pour éradiquer la prostitution Pas si simple
Pour la première fois dans l’histoire française, les prostituées à 85 % des femmes ne sont plus des racoleuses que la loi vient punir. Mais les victimes de clients coupables de monnayer des relations sexuelles.
Passer du statut de coupable à celui de victime est un retournement radical dont la portée dépasse largement le cadre législatif
: puisqu’aux yeux de la loi, le regard porté sur ces femmes change, il devrait aussi évoluer dans la société. Pour tous ceux qui ont porté cette loi, à commencer par l’ex-président national du Nid, Bernard Lemettre, ça fait toute la différence.
Une loi ultime donc, qui permettra à terme d’éradiquer la prostitution Pas si simple.
Avec quels moyens
De nombreuses réserves demeurent. Les syndicats de police soulèvent la question des moyens : «
Avec l’état d’urgence et Vigipirate écarlate, qui aura le temps de traiter ce genre de dossiers , interroge Olivier Berton, délégué régional à Alliance. Ponctuellement, on fera un pointage sur les clients, on rendra une copie de temps en temps mais, soyons honnêtes, on gère l’urgence, comme un service d’urgence hospitalier, avec un ordre de priorité : le terrorisme, les stups, les cambriolages, les violences… Qui aura le temps d’organiser des filatures pour prouver le flagrant délit d’un client »
Préoccupantes aussi sont les réserves émises par les associations, comme Médecins du Monde, qui travaillent auprès des prostituées au quotidien et craignent que la loi fasse pire que mieux.
Que la pénalisation des clients les pousse à une clandestinité plus grande, donc plus dangereuse pour les filles. Elles pointent, sur le volet social, la faiblesse du budget alloué aux prostituées prêtes à sortir de la rue (4,8 millions d’euros ne permettraient qu’à un millier d’entre elles de raccrocher sur la base d’une aide mensuelle de 400 ), l’absence de titre de séjour pérenne qui leur permettrait de travailler (la majorité sont étrangères) et, plus largement, le flou qui entoure encore la loi. On ne sait rien de ses modalités d’application. Reste que pour ses défenseurs, comme Bernard Lemettre, «
cette loi, c’est un moyen concret d’avancer
».
Quelques chiffres
Entre 30 000 et 37 000 C’est le nombre estimé de prostitué(e)s en France (85 % sont des femmes), la quasi-totalité sous la contrainte d’un réseau ou d’un proxénète.
93 %des prostitué(e)s en France viennent de l’étranger, majoritairement d’Europe de l’Est (Roumanie, Bulgarie), du Nigeria et de Chine.
3,1 %des hommes déclarent avoir payé pour avoir un rapport sexuel au cours des cinq dernières années.
Source : Observatoire national des violences faites aux femmes
«Symboliquement, pour nous, c’est fort»
Elles sont toutes les deux jeunes, avec des voix intenses, cultivées. L’une, T., a arrêté la prostitution il y a six ans, l’autre, F., il y a quatre mois, pourtant l’émotion, la colère sont les mêmes.
Pour ces deux Nordistes, cette loi est une avancée. Avec beaucoup de faiblesses. «
Les clients se sentent invincibles, ils agissent en toute impunité. Là, ils vont avoir peur de se faire prendre, surtout ceux qui ont une vie de famille. Cela va forcément diminuer un peu la demande et, donc, pourquoi pas l’offre. Il y aura peut-être moins de personnes tentées d’aller voir les filles.
»
« Cela change le regard des autres et donc le nôtre aussi »
Surtout, explique F., cela va particulièrement dissuader les clients qui n’ont pas de moyens de locomotion et peu d’argent. «
Cette loi s’adresse surtout aux clients qui ont 30 dans la poche et qui vont voir des filles qui font le trottoir ou les arrière-salles des bars. Ils sont facilement repérables et donc faciles à interpeller. Je pense que le gouvernement s’attaque à eux, en particulier, parce que les filles de la rue dérangent les gens, ils ne veulent pas les voir. Il vaut donc mieux, pour ne pas froisser les bonnes m’urs, les éloigner.
» Reste… les autres clients. Ceux qui passent par Internet : «
Je suis passée par le site Vivastreet pendant quatre ans, raconte F. et je pense qu’il peut être difficile de remonter jusqu’aux clients.
»
Ou ceux qui vont en Belgique. Et là, T. et F. sont beaucoup plus pessimistes : «
À la frontière, presque tous les clients sont français. Lorsque je leur demandais d’où ils étaient, ils me disaient Lille, Valenciennes, Arras mais aussi Paris. La demande augmente ; du coup, les filles sont de plus en plus jeunes et on les brade pour pas grand-chose. Certaines n’ont que 13 ans et des faux passeports. Cette loi risque de leur ramener encore davantage de clients. Enfin, je parle de ceux qui ont les moyens de faire l’aller-retour et de consommer sur place. Ces endroits sont d’autant plus attirants qu’il y a des caméras à l’entrée, les clients se sentent protégés. Et puis, il y a moins de contrôles en Belgique. Cela risque donc vraiment de déplacer le problème.
»
Cela dit, l’une comme l’autre montrent, quand même, un certain enthousiasme : «
Cette loi est symboliquement très forte ! On parle enfin de nous, non pas comme des coupables mais comme des victimes. Cela change le regard des autres et donc le nôtre aussi. Les conséquences sont tellement lourdes… Et puis, c’est dur de s’en sortir, de se dire qu’on passe de 1 000 par semaine à 1 000 par mois avec un patron qui vous demande pourquoi il y a un trou de cinq ans dans votre CV.
»
En fait, estime T., il faudrait que la législation change dans tous les pays frontaliers : «
L’autre défi sera d’atteindre les filles. Quand on se prostitue, on est dans un monde à part. On est là pour faire de l’argent, pas pour réfléchir. »
SOPHIE FILIPPI-PAOLI
«Il faudra faire vivre cette loi»
Ancien président national du Nid, actuel responsable régional, Bernard Lemettre, 79 ans, a été à la pointe du combat pour la pénalisation du client dès 2002.
Pour vous, cette loi est une avancée. Pourtant, les réticences sont encore là : il n’y avait que 87 députés pour la voter.
« Oui, il y a encore des freins. Je ne comprends pas l’argument selon lequel cette loi risque de pousser les personnes prostituées vers la clandestinité. Elles y sont déjà ! Il n’y a aucune différence entre la traite des femmes et la prostitution. Personne n’est destiné à se prostituer. »
Cela dit, la loi risque de ne pas suffire. Même si elle n’allait pas dans le même sens, la loi Sarkozy sur le racolage passif n’a jamais été vraiment appliquée.
« Nous n’étions pas derrière ! Cette loi sur la pénalisation, il faudra la faire vivre. Beaucoup de travail reste à faire car, au-delà de l’application des textes, il faut modifier les comportements, les regards, les discours. Montrer que les conséquences sont dévastatrices. Il ne faut pas baisser les bras mais, au contraire, les relever davantage. On a un outil juridique à notre disposition, très bien, mais on ne peut pas se contenter de la pénalisation. Sinon, on va en punir quelques-uns pour l’exemple et ça va continuer. La sanction doit s’accompagner de prévention et de sensibilisation. Il y aura aussi un gros boulot du côté des personnes prostituées, il faudra qu’elles puissent rebondir. »
Le budget alloué à la sortie de la prostitution semble bien mince…
« Oui, enfin, si on avait déjà 13,50 par personne, par jour, en dehors du logement, on pourrait mettre tout le monde à l’abri. »
Dans notre région, la Belgique où la prostitution est tolérée n’est pas loin. Ne risque-t-on pas de déplacer le problème
« Pour lutter contre cela, nous avons créé une association à Bruxelles. Encore une fois, ce n’est pas le moment de se décourager ! »recueilli par S. F.-P. photo édouard bride
Ce que dit la loi
En France, la prostitution n’est pas interdite mais depuis la loi du 13 avril 1946, loi dite «Marthe Richard», qui a fermé les maisons closes, notre politique est abolitionniste : c’est-à-dire que le gouvernement est censé tout mettre en uvre pour faire reculer la prostitution, mener des actions de prévention et de réinsertion des prostitué(e)s, et réprimer les trafiquants. Le but ultime étant d’éradiquer la prostitution de la société française.
Un plan d’action national pour 2014-2016 a réaffirmé cette position prévoyant des dispositions pour sensibiliser le grand public, décourager la demande, améliorer l’accompagnement des prostituées qui voudraient en sortir, et renforcer la lutte contre les réseaux de proxénétisme.
En 2003, sous Nicolas Sarkozy, la loi sur la sécurité intérieure a fait grand bruit,en faisant du racolage passif un délit (sanctionné par deux mois de prison et une amende de 3 750′) quand, jusque-là, seul le racolage actif était puni d’une amende.